Les jeux vidéos m’ont apporté une sensibilité que j’ai développé dans l’écriture et le rythme du récit vidéoludique et cinématographique. Rétrospectivement, je crois d’ailleurs avoir vu mes premières images-temps dans les jeux vidéos. C’est pourquoi je tenais à présenter deux styles de gameplay fondamentalement différents du point de vue de l’écriture, l’un médiocre, l’autre génial.
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Introduction
Comme le dit Raymond Bellour dans son texte “La double Hélice”, plus les avancées technologiques rapprochent le virtuel de la réalité, plus l’amplitude des possibles, entre médiocrité et génie, augmente dans les arts. Et réflexion faite, c’est tout à fait logique. ne dit-on pas qu’à l’inverse, la contrainte encourage la créativité ? L’absence totale de contrainte, c’est bien la réalité elle même, qui porte en elle une infinie de possibilités.
Dans ce sens, le cinéma nous a rapproché de la réalité : il nous a apporté le mouvement. Bon. Comment sublimer la réalité avec ce médium cinéma, avec la capacité de voir le mouvement ? Un siècle de cinéma a tenté de répondre à cette question.
La production d’une oeuvre dans un champ des possibles plus élevé apporte autant son lot de sublime que de médiocre. L’interaction est un champ nouveau, le jeu vidéo est un médium nouveau.
C’est pourquoi il est peut être plus difficile de cerner l’écriture vidéoludique. Elle paraît plus nébuleuse puisque le champ des possibles est plus grand : il englobe le son, l’image, le mouvement et maintenant l’interaction. Mais ce qui fait l’essence d’un nouveau médium, c’est bien ce qui fait de lui un médium nouveau, c’est à dire ici l’interaction. Une bonne écriture vidéoludique est donc une écriture qui sublime une histoire à partir de l’interaction, ni plus, ni moins. Ce sera donc notre prisme de lecture.
Voici pour moi les deux grandes directions que prennent les jeux vidéos.
- L’interaction décisionnelle
- L’interaction non-décisionnelle
Derrière ces noms barbares, il s’agit de donner à certains moments du jeu la faculté au joueur – ou non – de changer le cours du récit selon les choix qu’il fait. Ces deux types d’interaction peuvent évidemment s’entrecroiser à l’infini. Mais nous parlerons ici des extrêmes pour bien définir ce qui à mon sens fait la sève de l’écriture vidéoludique.
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L’interaction décisionnelle
Le joueur peut modifier l’histoire en cours. C’est donc une écriture qui est en arborescence et qui propose souvent une multitude de fins. Créer un jeu essentiellement autour de l’interaction décisionnelle, c’est en quelque sorte faire un film interactif dans lequel toute la spécificité du gameplay repose sur les choix que nous ferons et qui impacterons sur la suite du récit.
David Cage est la référence en la matière. Tous ses jeux vidéos sont construits sur un scénario de plusieurs milliers de pages, avec une dizaine de fin possibles à la clé. Son jeu vidéo, “Heavy Rain“, une enquête noire sur l’enlèvement d’un enfant, fut salué par le public et la critique.
Néanmoins, l’interaction décisionnelle n’est pas la force maîtresse d’un jeu vidéo. Elle peut même être très superficielle. L’interaction purement décisionnelle, c’est une façon de se mouvoir dans le médium cinéma alors que nous sommes dans le médium jeu vidéo. C’est à mon sens un gâchis du potentiel jeu vidéo.
C’est comme si vous exposiez un tableau, et que ce tableau était la photo des pages du roman “Emma Bovary”, écrit en Times New Roman 12 interligne 1,5. C’est un tableau ? Où est-ce de la littérature ?… Non, il est exposé, il y a un cadre. C’est donc un tableau. Mais est-ce un bon tableau ? Non, évidemment. Au mieux, on peut dire que c’est un bon roman.
C’est exactement pareil avec les jeux vidéos interactifs de David Cage, ce sont de bons films et de bonnes expériences, mais ce ne sont pas de bons jeux vidéos. L’interaction décisionnelle est une interaction qui nous empêche de nous fondre dans le récit, de nous fondre dans la peau des personnages. Dans un jeu vidéo à fins multiples, le gameplay est si maigre et le récit si peu inclusif qu’une distance s’installe entre le joueur et son avatar. Le joueur n’intègre pas le système de valeur du héros et le joueur devient totalement amoral : il tourne le jeu vidéo dans tous les sens pour accéder à toutes les fins, il torture son avatar comme un enfant qui arracherait les ailes d’une mouche sans remord. Ce qui peut être une forme de plaisir.
Ce défaut du gampelay vient de sa forme d’application, les QTE, qu’on appelle aussi “le gameplay du pauvre”.
- Qu’est-ce que les QTE ?
Pour quelle raison exactement l’interaction décisionnelle est très souvent l’outil pauvre du jeu vidéo ? C’est parce que il exclue le joueur qui ne joue plus vraiment, mais comment ? En utilisant généralement des QTE (Quick Time Event).
Les QTE sont des touches que le joueur presse lorsque que le jeu le lui demande. Pour le cas de Heavy Rain, par exemple, le jeu nous demande d’appuyer sur tel bouton ou tel autre pour nous diriger vers telle ou telle direction. De ce choix qui n’implique pas le joueur peut découler toute la suite de l’histoire.
Voici la meilleure vidéo que j’ai trouvé pour expliquer et comprendre ce qu’est le QTE et le problème qu’il introduit.
En d’autre terme, ce n’est pas notre implication et nos choix dans l’univers du jeu qui influent sur la suite de l’histoire, c’est le jeu qui nous impose des choix ponctuels pour déterminer ou non quelle direction il va prendre pour nous. C’est mettre de véritables freins au champ des possibles du médium jeu vidéo.
J’ai trouvé une vidéo assez hilarante qui montre jusqu’où le problème de l’empathie peut aller avec les QTE :
Pour l’anecdote, le jeu vidéo de David Cage sorti en 2014, “Beyond Two Souls”, obtient une fiche de film sur le site AlloCiné, un coup certainement marketing et qui idéologiquement n’est pas anodin.
En revanche, l’interaction non-décisionnelle est bien l’espace du médium jeu vidéo qui contient tout le génie. Voici pourquoi et en quelques exemples.
- L’interaction non-décisionnelle
Dans l’interaction purement non-décisionnelle, le récit est unique. Il n’y a qu’un seul espace-temps. C’est pourquoi déjà, il y a bien moins de raison d’utiliser les QTE, même si certains jeux médiocres en abusent (Assassin’s Creed fait cas d’école pour moi). Mais oublions les QTE un moment.
Nous sommes donc le personnage que nous incarnons ! Nous ne le dirigeons ni à droite ni à gauche en attendant le sort que le jeu réserve alors au héros. Une véritable empathie est possible, tandis que l’interaction, le gameplay et le game design peut véritablement intervenir pour donner de la valeur au récit, voire même servir de véritable catharsis.
Un très bon exemple est le jeu vidéo “Red dead Redemption“, développé par Rockstar, salué par la critique pour son scénario dont je vais tenter d’expliquer toute sa saveur ici.
1911. Nous incarnons John Marston, un cowboy ancien hors-la-loi, père et mari qui, pour retrouver sa famille et vivre en paix, est contraint par un agent du FBI de payer sa dette à l’état en éliminant les membres de son ancien gang. Au début, John a le couteau de la police sous la gorge. Vous avez l’histoire qui s’étend sur plus d’une vingtaine d’heures.
Comme tout bon scénario, l’histoire se développe dans un univers, et, dans un jeu vidéo, dans un univers avec un gameplay. Nous sommes donc un hors la loi qui tente de se repentir et qui est particulièrement doué au revolver. Quand nous jouons, nous avons une compétence qui s’appelle le red dead : l’écran rougit, le temps ralenti, nous pouvons viser jusqu’à six ennemis à proximité pour leur tirer dessus instantanément. C’est une compétence qui nous sort de situations difficiles voire impossibles, notamment quand il y a plusieurs cowboys à notre poursuite. Cette compétence nous rend doué pour tuer plusieurs ennemis d’un coup et que le joueur utilise souvent.
Le “Red Dead” permet de ralentir le temps afin de tirer sur les ennemis qui mettent notre vie en danger.
Voilà l’histoire, voilà le gameplay. Maintenant, voici la fin.
Nous avons tué tous les membres de l’ancien gang. Le FBI nous laisse retrouver notre femme et notre fils, âgé de 13 ans. Nous sommes repentis.
Nous avons encore des missions, mais ce sont des missions reposantes et relativement faciles : apprendre à faire du cheval à notre fils, aller chasser l’ours qui menace les animaux avec notre fils, rendre un service à notre femme, etc… Le rythme est franchement agréable. Après l’effort intense de repentance, les larmes et le sang que le personnage a traversé, ces nouvelles missions sont des bouffées d’oxygène.
Parmi les dernières missions du jeu : apprendre à notre fils à tirer à la carabine.
Les policiers qui avaient pourtant promis la paix reviennent en nombre et encerclent le ranch du héros. Ils ouvrent le feu et mettent en danger la famille du protagoniste.
Finalement, nous accédons à l’écurie du ranch.
Plus qu’auparavant, nous avons besoin d’user de notre compétence “red dead” pour ralentir le temps et tuer tous nos poursuivants. Nous sommes donc dans le ranch et la femme et le fils prennent un cheval et s’enfuient par derrière. Notre personnage regarde par l’entrebâillement de la porte de devant : il y a une douzaine de policiers, arme dans le holster, qui se tient devant la porte. Notre héros soupire.
Reprise de la phase de jeu. Nous ouvrons en grand la porte et nous situons face aux douze policiers. Silence… d’un coup, l’écran rougit, : le red dead s’est activé. Par reflex, nous visons le plus de cibles possibles, c’est à dire six. Nous sommes évidemment condamnés et mourrons sous les coups de feu des agents du FBI.
C’est donc par le gameplay qu’est narré le jeu vidéo. Le “red dead” nous a toujours sorti du pétrin, mais l’issue est tragique : John Marston, malgré tous ses efforts, n’échappe pas à son destin. Le “red dead” utilisé à ce moment précis est un puissant catharsis qui dévoile l’impossiblité pour John Marston de se défaire de ses péchés.
Il est intéressant de remarquer, si vous regardez la suite de la vidéo, que ce climax de gameplay est très court et qu’il est enclavé par deux cinématiques (cinématique = phase de non jeu où le récit progresse). Le rythme du récit est ponctué par ces phases de non jeu et le climax est réservé à la phase de jeu. Nous passons volontairement du cinéma au jeu vidéo pour l’instant le plus décisif. Cet instant si important aurait pour pu être englouti par les cinématiques, mais ce n’est pas le cas. Naturellement, c’est parce que dans le jeu vidéo, on se doit de terminer l’histoire par le gameplay : le gameplay est une grammaire qui est introduite et qui (pour ne pas la gâcher pourrait-on dire) doit être conclue. Tout ça pour dire l’importance dans le médium jeu vidéo de nous impliquer dans l’action. C’est sa force immanente.
D’ailleurs, sur le rapport cinématique/phase de jeu, un exemple encore plus flagrant est une phase de la fin du jeu vidéo Metal Gear Solid 3 : Naked Snake développé par Konami.
Cours résumé, nous sommes Snake, espion américain en mission confidentielle en URSS dans les années 60 pour empêcher une guerre nucléaire.
Les scénarios de la série Metal Gear sont souvent très riches, alors passons les détails. Mais pour atteindre son objectif, Snake doit tuer son maître d’arme et supérieur qu’il aime et respecte, la femme-soldat et figure maternelle appelée “The Boss”.
Vers la fin, nous combattons The Boss et parvenons à la battre. Cinématique. The Boss est à terre. Voici l’extrait ci dessous. Vous pouvez vous arrêter jusqu’à la mort de The Boss.
Plus encore que dans Red Dead Redemption, nous avons ici un instant extrêmement court de gameplay : The Boss est à terre et prononce ses derniers mots. Nous tendons notre arme – à contrecoeur, donc – vers The Boss. La cinématique s’arrête. Le joueur tire.
À cet instant, le jeu vidéo nous singe presque. Les bandes noires “cinéma” se retirent discrètement, aucune indication de jeu n’est indiqué à l’écran (dans la vidéo, on ne voit pas les bandes noires mais elles sont bien là autrement). Beaucoup de joueurs se souviennent peut être ne pas avoir compris que nous étions passés d’une phase de non jeu à une phase de jeu. Certains se souviennent aussi de ce qu’ils ont ressenti. “C’est moi qui doit lui tirer dessus ?” L’hésitation du joueur à savoir s’il est dans une phase de jeu ou non se mêle génialement à l’action exécutée à contre-coeur par le héros : tuer The Boss.
Courte digression sur la mise en scène qui amène le joueur à hésiter. Vous remarquerez que certains plans de la cinématique ont une valeur de plan quasi identique à la valeur de plan de la phase de jeu qui suit. Ces plans sont au nombre de deux. C’est le nombre classique pour installer une grammaire visuelle. On montre une chose une fois, deux fois, puis la troisième fois, la logique change.
Beaucoup de jeux le font pour les phases d’action, et ici cette logique est discrètement et rapidement utilisée. Deux fois, la cinématique vous montre un plan A qui est réutilisé une troisième fois lors de la phase de jeu, d’où la surprise ressentie par le joueur de devoir appuyer sur la touche “tir” lui même : il pense que c’est encore une cinématique et qu’il va regarder le protagoniste tirer. Sans cette grammaire, le joueur aurait tout de suite compris qu’il devait se saisir de la manette pour appuyer sur la touche action.
Scénario à part, la dimension que prend l’identification du joueur au héros à ce moment là est étonnante. Il est aussi intéressant comme conclusion du gameplay : nous sommes obligé d’appuyer sur le bouton “action” le moment où, en théorie, le joueur ne veut pas.
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Conclusion
En vérité, les ligne qui séparent les jeux QTE/non-QTE ainsi les jeux interaction décisionnelle/interaction non-décisionnelle sont très poreuses. Tout simplement parce que le jeu peut donc être tout à la fois à des instants différents. Par exemple, dans Red dead Redemption, lorsqu’on vise les ennemis avec le “red dead”, c’est aussi une forme de QTE.
L’essentiel pour écrire un bon jeu est que ni le QTE ni l’interaction décisionnelle ne doit desservir l’idée majeur du gameplay et du game design.
Bien des jeux méritent leur place dans cet article (Uncharted, The Last of Us, Shadow of Colossus) et sans doute des jeux indépendants qu’aujourd’hui je ne connais pas encore.