Comme pour beaucoup de philosophes, s’attaquer à Gilles Deleuze n’est pas une mince affaire. Tout un paradigme est installé et il vaut mieux ne pas prendre de raccourci si on veut comprendre le raisonnement. Mais pour un blog, nous sommes obligés de passer outre la définition de chaque terme ou de chaque néologisme, du moins pour l’instant.
Pour présenter Deleuze, nous parlerons essentiellement de ses idées majeures dans ses livres canoniques que sont “Image-Mouvement” et “Image-Temps”.
De quoi parle Deleuze dans ces livres ?
Résumons-le comme ça : Gilles Deleuze rend compte de l’aspect spirituel du cinéma qui est notamment apparu après la seconde guerre mondiale avec des cinéastes comme Orson Walles Et Roberto Rossellini.
Quel aspect spirituel ? Par exemple, vous-est il déjà arrivé de regarder un plan long de cinéma et de remarquer qu’il est beau ? C’est comme si la beauté naissait non pas du plan, mais pendant le plan, comme si vous preniez conscience que ce que vous regardiez était beau.
La spiritualité au cinéma, c’est cela : la beauté surgit du plan lui-même, dans l’écoulement de sa durée. C’est l’aspect spirituel d’un plan cinématographique. C’est donc du temps que surgit la beauté. Deleuze nomme naturellement ce type d’image l’Image-temps, qu’il oppose à l’image-mouvement.
La différence :
L’image-mouvement : c’est l’image du cinéma classique. Le spectateur regarde un film où le héros agit pour sortir d’une situation. Pour se faire va se succéder une pléthore de petites actions qui modifient une pléthore de petites situations. Par exemple, un homme se rend compte qu’il va louper son train = situation; il court vers le train = action; mais les portes sont closes = situation; il va parler au contrôleur = action; le contrôleur refuse d’ouvrir les portes; situation; l’homme grimpe sur le train = action…etc
Dans l’image-mouvement, l’action est possible, c’est même le moteur de toutes les histoires. C’est un cinéma où le personnage peut agir sur le réel. C’est l’image portée par le cinéma classique américain qui porte aussi une idéologie du mouvement et de la conquête typiquement américaine. Mais qu’on soit bien clair, l’image-mouvement n’est pas une image porteuse d’une idéologie. Par exemple, le cinéma du premier réalisateur de fiction, Georges Mélies, qui rendait compte dans tous ses films de la capacité des personnages d’agir sur le réel (disparaître, se téléporter, aller sur la lune…), est lui aussi un cinéma de l’image-mouvement.
Le cinéma de l’Image-Mouvement, c’est un cinéma où le spectateur s’oublie.
Jean-Baptiste Thoret, conférence “la crise de l’image-action”
L’Image-Temps : c’est l’image du cinéma moderne. Le spectateur regarde un héros qui n’est plus capable d’agir sur le réel, non pas qu’il échoue ou qu’il rate ses actions, mais il se rend compte de la futilité de son action, de la stérilité des moyens qu’il se donne. Le JE du personnage principal en prend un coup. Son inaction l’amène à l’émotion, à ressentir. C’est un cinéma où l’action se fracasse sur un monde figé par le temps et l’espace.
L’Image-Temps est une image où le héros aussi devient spectateur de ce qui lui arrive. Alfred Hitchcock montre un cinéma précedent l’image temps où justement le personnage principal est perdu car il ne peut pas agir, que ce soit dans Fenêtre sur Cour où il ne fait qu’observer à la jumelle l’action des voisins, ou dans Vertigo où John Ferguson est victime d’une machination et est troublé par un réel qui semble irréel : il a l’impression de revoir en Judy Barton l’image de sa femme défunte.
Jean-Baptiste Thoret vulgarise un peu l’Image-Temps pour expliquer qu’il est le total opposé de l’Image-Mouvement.
L’image temps est une image qui n’existe pas pour une action, elle préexiste, c’est à dire qu’elle existe pour elle même. On pourrait définir l’Image-Temps comme chiant – quand on a seize ans et qu’on regarde un film d’Antonioni, on se fait chier -. C’est un cinéma chiant parce que le spectateur prend conscience qu’il est en train de regarder un film.
Jean-Baptiste Thoret, conférence “la crise de l’image-action”
Tandis que le réalisateur français comme Jacques Rivette en fait plutôt l’éloge :
Un film devant lequel on ne s’ennuie pas n’est pas un bon film.
Jacques Rivette
Pourquoi cela en fait des livres importants ?
Parce que les moyens que Deleuze se donne pour rendre compte de cette spiritualité sont élégantes et ambitieuses. Car pour parvenir à cette conclusion, il prend des concepts de philosophes passés (Bergson, Peirce, Spinoza, Kant), les critique, les corrige, puis les utilise pour créer tout un paradigme de la pensée des images, des images mouvements, puis des images temps. Pour étayer sa pensée, Deleuze part du début : “c’est quoi une image au cinéma ?” “C’est quoi une image animée ?” “C’est quoi une image fixe ?”. Deleuze veut faire de l’histoire du cinéma une histoire naturelle, comme si le cinéma était un corps vivant avec des parties qui le composent. Deleuze veut répertorier les différents éléments du cinéma comme le chimiste Mendeleiev l’a fait avec le tableau périodique des éléments.
Mais comment peut-il faire cela (Exemple) ?
En effet, le cinéma, c’est subjectif. On ne peut pas classer les différentes images sans prendre en compte le point de vue du spectateur.
Pour Deleuze, si. Il considère pour cela que le cinéma est immanent au monde, c’est à dire que le cinéma trouve son principe ou son essence dans le monde. Ce n’est pas qu’un art spécifique à l’être humain. Donc pour lui, le cinéma ne concerne pas que l’homme, qui est réduit à un être qui est sensible au cinéma.
Un exemple de comment il s’y prend. Prenons le philosophe Peirce et sa classification des signes, que Deleuze reprend en partie pour sa classification des images.
Gilles Deleuze remonte dans le conditionnement de la pensée des philosophes précédents, comme Peirce, philosophe père de la sémiologie et du pragmatisme, et sa classification des signes en fonction de leur réception. Deleuze reprend cette classification des signes et la corrige. Pour lui, la classification des signes ne doit pas se faire en fonction de leur réception mais en fonction de leur production. Cela vient de sa certitude que l’Univers est conscient et capable d’intelligence, et non seulement l’Homme. Deleuze commence à démontrer l’émancipation des images aux perceptions humaines.
Quel apport à la pensée du cinéma ?
Si vous vous intéressez aux histoires racontées au cinéma, ça ne vous a pas échappé que les histoires ne sont pas les mêmes quand on parle d’image mouvement et d’image temps. Le but au travers des deux livres de Deleuze, c’est bien de rendre compte de l’aspect spirituel du cinéma, c’est de faire connaître et reconnaître l’image temps comme une image nouvelle et une image transcendante, c’est à dire supérieure.
Pour rendre compte de cette supériorité, sinon de cette spécificité de l’image temps, il faut revenir au moteur des histoires au cinéma, l’action.
L’ action est le moteur de l’image mouvement et est comme une ligne qui est tenu mais les maillons causes et effet et ainsi ne se brise jamais. D’ailleurs, dans les récits classiques, la narration est circulaire : on part d’un point et on y retourne à l’arrivée donc on pourrait voir cette ligne de l’action comme un cercle. Par conséquent, on ne peut pas voir ce qu’il y a au dessus de la ligne. L’image mouvement nous cantonne à ce cercle, à un monde matériel, anthropocentré, entier : c’est la société, la communauté, est ses objectifs intrinsèques. C’est un image assez idéologique car le monde étant plein, elle présuppose que nous vivons tous dans le même monde. Et c’est faux.
L’action est fracturée dans l’image temps et vous aurez compris que de fait, elle permet d’aller plus loin, d’aller au delà du matériel et d’une dualité “l’homme et le monde”. Par conséquent, le monde devient aussi un sujet qui peut être remis en question. Ce n’est plus un postulat restrictif. Et c’est bien la fin du principe de cause à effet de l’action que le héros devient dans l’image temps plus un acteur mais parfois spectateur, à l’instar de nous regardant le film, et est contraint alors à percevoir, à penser le monde.
Nous pourrions parler du passage de l’image action en parlant notamment du cinéma d’Alfred Hitchcock, mais ce sera dans un autre article.
Si vous êtes intéressés par Gilles Deleuze et ses ouvrages sur le cinéma, je vous conseille de les acheter. Je les ai moi même récemment acheté car les finir avant le temps autorisé par les bibliothèques universitaires relève de l’impossible. Ce sont des ouvrages qui demandent une grande concentration : attendez-vous à plusieurs échecs lors des premières tentatives – raison supplémentaire pour l’acheter et le garder à portée de main.
Pour ma part, j’ai lu un autre livre avant de m’attaquer à Image Mouvement et Image Temps : Deleuze et le cinéma, l’armature philosophique des livres sur le cinéma de Jean-Michel Pamart que je conseille vivement puisqu’il explique longuement les différentes influences de Deleuze et les grandes idées de ses ouvrages.
Je vous mets aussi un lien faire la vidéo youtube “qu’est-ce que l’acte de création“, conférence à la femis tenu par Deleuze dans les années 90. Passionnant, notamment pour moi pour ce qui concerne la question “qu’est-ce qu’une idée en cinéma” ?